Faire parvenir à la jouissance absolue de soi par et dans un discours strictement demonstratif: telle est la décision manifeste mais paradoxale de l'Ethique de Spinoza. N'y a-t-il pas un lien secret qui se noue entre le sujet parlant impersonnel de la démonstration de l'Ethique et la jouissance ultime qu'elle promet? Là gît notre question. La dernière sèrie de démonstrations de la Cinquième Partie fait convenir, d'une manière logique, le sujet anonyme démontrant et l'âme éternelle démontrée, et ainsi révèle-t-elle que si nous n'étions pas nous-mêmes cette âme éternelle, nous ne comprendrions aucune des démonstrations en cours. Mais, même dans cette convenance nécessaire et réelle, l'âme démontrée, idée exprimant en Dieu l'essence particulière “d'un tel ou tel corps”, on ne la rencontre jamais en sa présence. Elle nous reste comme telle irreprésentable, partant indésignable sauf comme en creux, sous le nom de “quelque chose”. La jouissance en question n'est rien d'autre que cette rencontre - sans représentation - d'un soi réel comme creux. Rencontre insolite d'un soi comme autre qui ne se dit jamais “moi”, et qui ne se fait sentir qu'en tant que le sujet capturé dans son propre discours qu'est la démonstration “selon l'ordre géométrique”. Ce contact avec l'intimité profonde, et toutefois à distance, voilà, sans doute, ce que signifierait le sentiment ou expérience que rapporte le scolie énigmatique de la proposition 23 de la Cinquième Partie: si “nous sentons et savons d'expérience que nous sommes éternels”, c'est de ce que “les yeux de notre âme sont les démonstrations elles-mêmes”.